Six universitaires – S. Mam Lam Fouck, M. Blérald, I. Hidair, J. Moomou, T. Nicolas et M. Elfort – et le leader autochtone Félix Tiouka, préoccupés par « la gouvernance de la société guyanaise » signent un texte interrogeant la relation entre migrants et identité du territoire guyanais. Dans une région façonnée par la dépendance vis-à-vis de la métropole et des représentations produites par l’histoire coloniale, ils plaident pour une « politique de la connaissance de nous-mêmes », préalable indispensable à « la construction d’un espace social apaisé ».
…
Par notre expérience et par nos travaux, nous connaissons la situation du pays Guyane, de notre pays. Nous avons suivi au fil des années les changements profonds qui l’ont affecté de Saint-Georges de l’Oyapock à Saint-Laurent-du-Maroni, dans la vallée de l’Oyapock jusqu’à Trois Saut et dans celle du Maroni jusqu’à Pidima. Des mutations qui lui donnent une remarquable originalité dans l’ensemble des territoires de la République française, voire dans le monde.
Nous ne sommes ni étonnés, encore moins effrayés, par la fulgurante croissance de la population de la Guyane, par l’installation sur la quasi totalité du territoire d’hommes et de femmes aux origines et aux cultures variées, et par les conséquences économiques, sociales, culturelles et politiques de ces mutations démographiques.
En revanche, ce qui nous préoccupe, c’est la gouvernance de la société guyanaise ainsi transformée. Comment s’y prendre pour gouverner une telle société ?
Des enjeux colossaux, une réflexion sans complaisance
Les enjeux sont en effet colossaux. Il en va de la capacité du pays à mobiliser toutes ses ressources humaines, au profit du développement du territoire, pour éloigner la menace que représentent la fragmentation et le cloisonnement, déjà bien amorcés, de la société guyanaise (Moomou, 2007 ; Collomb et Mam Lam Fouck, 2016). Nous entendons nous poser ici en Guyanais, en reprenant de nos prédécesseurs (les chefs coutumiers Anaki, Eugène Jean-Baptiste, Auguste Labonté et Nicolas Wingaarde, le grand man Twenke, les gaanman Anato, Tolinga, Osséïcé, Apensa, le kapiten Apatou Joseph dit papa Paakiseli, le commandant Kodji de Tampac, Ma-Maamaya, Léon Gontran Damas, Auguste Horth, René Jadfard, Robert Vignon, Justin Catayée, Bertène Juminer, Paule Berthelot, Élie Castor)
une manière de penser le peuple guyanais qui rejette l’exclusion de ceux qui, à un moment ou à un autre de l’histoire de la Guyane, sont venus la féconder de leur sueur et parfois de leur sang.
Nous voulons poser sur la société guyanaise un regard qui n’ignore rien de l’épaisseur de son histoire : de sa longue et laborieuse gestation, grosse du rayonnement des civilisations amérindiennes précoloniales sur les espaces sud-américains, comme des drames de la colonisation du Plateau des Guyanes ; de ce projet de société qu’a été la volonté politique de transformer la colonie de la Guyane en département de la République française, qui a abouti finalement à la création d’un
département d’outre-mer où le niveau de vie relativement élevé, a longtemps masqué l’enlisement dans une durable dépendance à l’égard du système économique et social de la France métropolitaine.
Niveau de vie relativement élevé et dépendance se marient en effet pour donner les traits dominants de la société guyanaise, comme ils le sont pour toutes les sociétés de l’Outremer français.
La nature de la réflexion que nous entendons livrer ici exige que l’on considère la situation guyanaise sans complaisance : on peut sans doute le déplorer, mais
cette dépendance dénoncée de toute part constitue la matrice où a pris racine et s’est développée la manière de vivre en Guyane,
comme dans les autres collectivités territoriales de l’Outre-mer français, de la montée en puissance de la départementalisation à son implantation durable (1947-2017). La dépendance a façonné notre manière de vivre dans les modes de satisfaction de nos besoins individuels et collectifs, comme dans notre manière d’être au monde (Stephenson, 2000). C’est en ayant à l’esprit la totalité de ce que nous sommes que nous livrons ici notre manière de penser la société guyanaise, en focalisant notre réflexion sur la relation entre migrations et identité du territoire (1). Pour apporter du sens et une certaine direction à la vie quotidienne de milliers de personnes qui vivent dans le pays. Nous souhaitons, par ailleurs, que notre réflexion puisse être utile à un ajustement de la gouvernance du pays Guyane.
Prendre la mesure de la situation exceptionnelle de la Guyane du 21e siècle
Les militants de « l’assimilation » du début du siècle dernier ont engagé l’ensemble de la société guyanaise, y compris les peuples premiers et les Bushinenge pourtant exclus du jeu politique de ce temps-là, dans ce qu’ils percevaient comme une opération politique libératrice de la domination coloniale, dont ils avaient éprouvé l’indignité. C’est une donnée de notre histoire. Le choix politique de la départementalisation, opérée en mars 1946, a cependant débouché sur une situation inattendue dont nous gagnerons à saisir la complexité. Le département de la Guyane, devenu par la loi du 27 juillet 2011 la Collectivité Territoriale de Guyane, est plongé depuis la fin du régime colonial dans une grande
dépendance à l’égard de la France métropolitaine.
Le pays trouve néanmoins dans cette dépendance les ressources (transferts de fonds pour les dépenses d’investissement et de fonctionnement) d’un niveau de vie, qui a fonctionné comme un lieu d’appel pour des migrants attirés par la perspective d’emplois et de conditions de vie semblables à celles d’un pays développé.
Les moteurs principaux de la vie économique sont faits de la projection de structures de production portées par la France métropolitaine (base spatiale de Kourou) ou de productions l’intéressant directement (or et ressources forestières). Certes, les effets directs, indirects et induits de ces deux types de production ne sont absolument pas négligeables (expansion de l’agriculture, du BTP, des services marchands et des services publics). Mais en dépit de la croissance économique – supérieure à celle de la France métropolitaine depuis 1990 – portée par le développement de la base spatiale, de la production d’or et de l’exploitation des ressources forestières ainsi que par leurs effets, le chômage, si caractéristique des sociétés de l’Outre-mer français, s’en est trouvé conforté à un niveau particulièrement élevé (L’Horty, 2014). Cette croissance économique remarquable a nourri l’arrivée massive, à l’échelle guyanaise, de milliers de migrants venus à la fois de pays riches du Nord et de pays pauvres du Sud, et soutenu une puissante croissance démographique.
Les données statistiques de l’INSEE ont chiffré l’ampleur de l’explosion démographique : 1974 : 55 125 habitants, 42 ans plus tard (estimation au 1er janvier 2016), le nombre d’habitants a plus que quadruplé : 262 527.
Les migrants ont participé au développement de la production guyanaise, pour laquelle ils ont fait le déplacement, mais leur installation a entraîné, parfois sur fond de vives tensions sociales, la recomposition socioculturelle de la population guyanaise.
La Guyane a certes une longue expérience de la gestion de flux migratoires et de l’intégration plutôt réussie de migrants dans son espace social. Il s’agit d’une expérience inestimable qui doit jouer pleinement dans la gouvernance de la nouvelle société guyanaise.
Mais jamais la Guyane n’avait été confrontée à des migrations de cette ampleur sur une période relativement courte.
L’heure est venue d’apporter des réponses car, ainsi que le souligne José Bléger, « nous ne devenons conscients des institutions ou des relations humaines, que lorsqu’elles font défaut, lorsqu’elles se bloquent ou ont cessé d’exister » (1979 : 262). La situation est d’autant plus préoccupante que la Guyane connaît une accentuation des phénomènes de fragmentation sociale et d’ethnicisation des rapports sociaux, qu’il est nécessaire de comprendre (Bertheleu, 2007), afin d’engager des politiques publiques appropriées à la gestion de la grande diversité culturelle guyanaise.
Des idées-forces pour l’action politique
Les instruments de l’Etat et ceux des collectivités territoriales sont déployés en Guyane au même titre que dans les autres régions de France. L’Etat et les collectivités territoriales de la Guyane ont ainsi joué pleinement des services publics pour accueillir et installer les milliers de migrants qui sont venus grossir les effectifs de la population guyanaise. Par ailleurs, depuis la fin des années 1970, l’effort commun porté tant par les Guyanais que par les migrants ont abouti à l’augmentation et à la diversification de la production. Le développement économique qui en a résulté peut être mis au compte de la construction du lien social.
Mais la situation guyanaise ne peut se satisfaire de stratégies économiques et de politiques d’intégration qui ont fait leurs preuves dans les autres régions de la République française ou de l’Union Européenne. La situation guyanaise exige en outre des actions politiques extraordinaires pour consolider l’identité du territoire.
Avant même que ne surviennent les grandes vagues migratoires qui ont bouleversé le quotidien des Guyanais, l’identité du territoire a été mise à mal par la représentation souvent négative qu’en ont nos compatriotes de Saint-Elie, de Saül, des vallées du Maroni et de l’Oyapock, victimes du moindre équipement de leurs espaces de vie (insuffisance notoire des moyens de communication et des services publics de la santé et de la formation). Le drame que constituent les suicides en nombre élevé de jeunes dans les hautes vallées du Maroni et de l’Oyapock est le révélateur le plus tragique du sentiment vécu par nos compatriotes habitant ces régions qu’ils sont des citoyens de seconde zone.
Par ailleurs, les Guyanais ont en partage avec les habitants des autres collectivités territoriales de l’Outre-mer français une grande méconnaissance d’eux-mêmes. Dans ces autres collectivités, celle-ci est relativement compensée par des siècles de vie commune. Dans le cas de la Guyane, une longue durée de vie dans un même espace social fait défaut pour plus de la moitié de la population : en 2010, la majorité des habitants est née hors du pays.
Ces nouveaux habitants représentent 62,3% de la population âgée de 18 à 79 ans : 42,8% sont nés à l’étranger, 13,2% en métropole et 6,2% dans un autre Dom ou Com (INSEE, INED, 2012 : 2). La proportion des nouveaux habitants est encore plus considérable si l’on y inclut les étrangers en situation irrégulière (il est difficile d’en connaître le nombre). En 2012, le ministère de l’Intérieur a évalué le nombre d’immigrés illégaux entre 30 000 et 60 000 (Rapport du Gouvernement, 2015 : 168).
Le poids des migrants dans la société guyanaise est donc imposant. Au-delà de la modification de la dimension démographique du pays, il a également modifié la stratification sociale (notamment par la segmentation du marché du travail) et transformé la définition même de l’identité du territoire.
La conjonction de ces deux faits (les effets des inégalités du développement qui frappent plus particulièrement nos compatriotes du sud du territoire et le poids des migrants dans la société) contraint la Guyane à repenser l’identité de son territoire. Un défi politique de grande ampleur s’impose ainsi à nous. Il faut, à la fois, englober dans la réflexion sur l’identité du territoire les migrants du dernier demi-siècle, et poursuivre le dialogue entre les cultures guyanaises, en veillant à les situer sur le plan d’une égale légitimité.
La question de l’égale légitimité du positionnement politique et culturel des hommes et des femmes qui ont posé les fondements de l’identité du territoire, renvoie en fait à l’histoire des rapports entre Créoles de Guyane, d’une part, Amérindiens et Bushinenge, d’autre part.
Nous ne devons pas sous-estimer le tragique de cette histoire, et le poids qu’elle peut avoir dans le dialogue qui s’est instauré entre les cultures guyanaises, notamment sur la question de la propriété collective des terres amérindiennes et bushinenge, ainsi que sur celle
du respect des pratiques coutumières. En dépit de la reconsidération de ces rapports au cours des dernières décennies (fin 1950-2017), les représentations construites, sous le régime colonial – notamment au temps de la revendication de « l’assimilation » (de la fin du 19e siècle au milieu du 20e) – orientent parfois des attitudes qui peuvent fragiliser l’œuvre de reconstruction dans laquelle nous sommes engagés (Ethnies, 2005 ; Mam Lam Fouck, 2006 ; Moomou, 2013, 2015).
Pour ne retenir que ce domaine-là, il nous faudra ainsi être vigilant pour ne pas considérer que les pratiques culturelles des uns aient plus de valeur, au regard du pays Guyane, que celles des autres (qu’il s’agisse de commémorations, d’organisation de fêtes ou de jeux). La complexité de l’œuvre exige donc, en particulier, le développement du savoir sur nous-mêmes.
Les décideurs l’ont perçue. Ils ont cherché à redéfinir l’identité du territoire, en considérant comme épine dorsale de l’histoire du pays la chaîne des migrations du temps des souverainetés amérindiennes jusqu’à nos jours. Ils font ainsi du dialogue entre les cultures guyanaises et de l’intégration des migrations du dernier demi-siècle des données essentielles de la construction de la société guyanaise. C’est le choix politique qu’a fait la Région Guyane à partir des années 1980. Ce choix a été entériné par l’ensemble des collectivités territoriales (conseil général et municipalités), dont le discours a été relayé par la presse. Il a largement contribué à modifier la représentation du territoire guyanais et de ses habitants. Il est ainsi communément admis que la reconnaissance de la pluriculturalité élargie aux migrants récemment installés est l’un des traits de l’identité du territoire de la Guyane (Mam Lam Fouck, 2015 : 87-91).
Au cours de la seconde décennie du 21e siècle, la société guyanaise ainsi comprise gagnera beaucoup à effectuer un saut qualitatif en matière de reconstruction de l’identité du territoire. Il s’agit de passer à une étape essentielle, qui consiste à rechercher un plus grand
investissement des hommes et des femmes qui vivent en Guyane dans la construction d’un ensemble où le sentiment d’appartenance au pays Guyane soit mieux partagé. « C’est le sentiment d’appartenance à une même terre, qui permet de transcender les clivages ethniques », dit le poète Serge Patient (2002). Dans l’état de la société d’aujourd’hui, on en est encore fort éloigné.
La stratégie de longue haleine que nous proposons, exigeant par définition beaucoup de temps et d’effort, pour être efficace, doit jouer des subtilités des principes directeurs de la République française et des contraintes politiques qui s’imposent à la Guyane.
En n’ignorant pas les effets qu’a eus, durant des siècles, la domination coloniale sur les esprits, elle repose sur une plus grande connaissance de nous-mêmes (« nous-mêmes » doit être compris ici comme la représentation collective des hommes et des femmes qui ont planté leur nombril dans le pays).
En prenant en compte des actions déjà en cours, elle consiste à lancer une politique de la connaissance de nous-mêmes, en vue d’orienter l’évolution de la société guyanaise vers une situation qui réduise le poids des traits qui font d’elle une exception démographique et culturelle au sein de la République.
Trois directions majeures pour l’action
Nous proposons une politique de la connaissance de nous-mêmes :
· qui lutte systématiquement contre la représentation dévalorisée de nous-mêmes, et de notre espace géographique et naturel comme étranger à nous-mêmes, pour en faire un élément constitutif de ce que nous sommes ;
· qui donne force à une approche des données économiques, sociales et culturelles du pays, moins en termes d’échecs et d’impuissance, que dans une perspective dynamique ; il est bien plus productif d’envisager la dépendance comme une donnée de l’histoire, dont il faut s’emparer comme une ressource (Fred Reno, 1997), au profit de la production de richesses dans le contexte d’une Guyane mieux armée qu’au
milieu du siècle dernier (population plus nombreuse et mieux formée) ; au vu des effets négatifs de cette dépendance sur notre vie collective, il est essentiel de l’en évacuer par notre volonté politique, par notre travail, par notre imagination ;
· qui incite à apprendre à mieux nous connaître, plutôt que de céder aux facilités du misérabilisme, de la condescendance à l’égard des uns et des autres, entraînant parfois une certaine dévalorisation de soi ; plutôt que de céder aux facilités de la peur voire de la haine de l’Autre, qui ferme la porte aux richesses humaines de toutes les cultures anciennement présentes dans le pays ou venues plus récemment d’autres horizons.
Nous proposons également que cette politique de la connaissance de nous-mêmes amène à modifier la représentation dominante de la population (Hidair, 2015). Au lieu de réduire la réalité humaine du pays à l’image répandue, tant dans le discours populaire que dans le discours politique et la presse, de « mosaïque culturelle guyanaise », ignorant la complexité des relations interculturelles, pour renvoyer à une
Guyane composée de « communautés » sans lien entre elles, il nous faut dire ce qui correspond mieux à la donne qui se construit, à savoir des hommes et des femmes qui tendent à se percevoir comme un ensemble humain partageant des données communes, et se situant dans un destin commun, ouvert sur le monde.
Les moyens de l’action
La diffusion des connaissances relatives au pays devient, dans ce contexte-là, l’une des sources essentielles de l’information de l’action politique.
Nous pouvons lui donner, au travers de la formation des hommes et des femmes, un poids qui soit à la mesure du défi
sociétal que nous devons relever.
Le Code de l’Education dispose notamment que la formation dispensée par l’Education nationale peut comprendre, à tous les niveaux, un enseignement des langues et des cultures régionales, disposition que reprend et conforte la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’école de la République (n° 2013-595 du 8 juillet 2013).
Des mesures d’adaptation des programmes ont en effet été appliquées et de nouvelles sont en préparation pour la rentrée scolaire de 2017.Les programmes adaptés ou contextualisés constituent certes une avancée. Ils ne peuvent cependant répondre au défi sociétal guyanais.
Il est nécessaire de modifier l’esprit dans lequel travaillent les enseignants qui interviennent auprès d’élèves vivant dans un contexte socioculturel comme celui de la Guyane. Les enseignants disposent d’une relative liberté dans les pratiques de leurs classes. Ils peuvent l’employer à mieux instruire nos enfants de leur environnement naturel et humain.
Une telle orientation des pratiques scolaires pourraient devenir l’une des priorités de l’enseignement donné dans une Guyane, où l’école doit être, comme ailleurs, le lieu de l’acquisition des savoirs fondamentaux relatifs aux données communes, pour la compréhension du monde. Il est alors impératif d’intégrer à la formation des enseignants des outils qui vont dans ce sens. Ce que peuvent faire les universités. Dans toutes les régions du monde, les universités et les organismes de formation professionnelle ont en effet toute latitude pour élaborer leurs programmes de recherche et leurs enseignements. Depuis peu, nous disposons de cet outil. Auprès des nombreux organismes de recherche et de formation professionnelle présents dans le pays, l’Université de Guyane doit jouer le rôle de pôle fédérateur de la recherche et de la diffusion du savoir. Par ses programmes de recherche et ses enseignements, elle a vocation à étudier les données de l’espace de la grande région du Plateau des Guyanes et de l’Amazonie.
Dans le contexte guyanais de ce début du 21e siècle, l’Université de Guyane est appelée à contribuer par le moyen de la formation des formateurs à l’approfondissement des connaissances, qui font tant défaut aux hommes et aux femmes du pays. L’Université peut
ainsi toucher, dans des disciplines variées, les cadres formateurs que sont les professeurs des écoles, les professeurs des collèges et des lycées, ainsi que des professionnels (notamment ceux de la presse et de la santé) par le biais de la formation continue. Des formateurs et des
professionnels, sensibilisés au pouvoir de la connaissance sur les constructions sociales, jouent et doivent encore davantage jouer dans le long terme un rôle essentiel dans l’évolution de la société guyanaise. Leurs interventions prennent et doivent prendre encore davantage
place dans l’enseignement donné dans le cadre des programmes scolaires de la République.
Ainsi, par une valorisation systématique des recherches menées en Guyane, l’Université contribuera au recrutement et au développement endogènes en transmettant les connaissances scientifiques à cette jeunesse qui prendra le relais avec plus d’assurance. Par ailleurs, une meilleure connaissance du territoire garantira une véritable appropriation par ceux qui y vivent, et nous savons que la stabilité qui en résultera permettra de construire des projets dans la durée (Auduc, 2001). Auprès des hommes et des femmes mieux informés de leurs parcours individuels et collectifs, mieux à même de débattre de leurs affaires à la lumière du savoir produit sur leur pays, le discours politique, le discours des médias, ceux de la fiction littéraire orale et écrite, de la fiction filmique, pourront conjuguer leurs énergies dans le sens de la construction sociale que les Guyanais appellent de leurs voeux, et ainsi envisager tous les possibles.
Que faut-il attendre d’une telle réflexion ?
La gestion de l’exceptionnalité de la situation guyanaise appelle donc la mise en route de politiques publiques appropriées, fondées autant sur les moyens de la République que sur la réflexion et l’action des Guyanais, pour qu’ils soient des acteurs éclairés de la construction sociétale en cours.
La politique de la connaissance de nous-mêmes en débouchant sur une plus grande assurance identitaire des Guyanais d’aujourd’hui peut ainsi contribuer à la réussite de l’intégration des migrants. C’est au prix d’un processus complexe et de longue haleine – mais réaliste et réalisable – comprenant notamment une connaissance plus fine de nous-mêmes et la reconnaissance de l’Autre comme acteur à part entière de la vie guyanaise que nous pourrons tabler sur la construction d’un espace social apaisé que nos enfants (et pourquoi pas nous-mêmes ?) goûteront.
La marche vers une certaine assurance identitaire couplée à l’intégration recherchée devrait autoriser l’établissement de meilleures conditions en vue de la mobilisation de toutes les ressources humaines pour assurer le bon fonctionnement des entreprises (avec des travailleurs citoyens impliqués dans une oeuvre collective, plutôt que des travailleurs aux pathologies mal prises en charge, peu informés des liens tissés entre eux depuis des siècles ou mal enracinés dans le pays, donc plus sensibles aux discours d’exclusion fondés sur des idées reçues) ; elle devrait également autoriser une plus grande réceptivité du marché guyanais au développement de sa propre production.
En dernier ressort, l’objectif visé est donc la construction d’une société dont les membres se reconnaissent comme tels. La Guyane rejoindra ainsi les sociétés du monde qui sont en mesure de mobiliser leurs ressources humaines pour assurer le développement de leur territoire.
La relation entre intégration réussie de migrants, cohésion sociale et développement n’est en effet plus à démontrer (Taran et alii, 2009).
Sans méconnaître les difficultés de la tâche, et l’obstacle majeur que constituent des pratiques d’exclusion qui ne manquent pas dans la vie quotidienne guyanaise (Hidair, 2008),
le pays a donc tout à gagner en engageant résolument des opérations d’intégration des migrants du dernier demi-siècle couplées à la consolidation du lien social entre les hommes et les femmes, habitant plus anciennement le pays.
Notre regard sur la société guyanaise et les mesures que nous proposons n’ont, en apparence, rien de révolutionnaires. Que l’on ne s’y trompe pas cependant. Il s’agit d’une réflexion de fond. Nous devons avoir une conscience partagée de l’état de notre société, pour être en capacité d’orienter son devenir.
Nos remerciements à toutes les personnes (elles se reconnaîtront) qui ont lu ce texte, et qui l’ont enrichi de leurs observations.
Les auteurs :
Serge Mam Lam Fouck, professeur émérite, histoire contemporaine, Université de Guyane
Monique Blérald, professeure des universités, littératures, cultures et langues régionales, Université de Guyane
Isabelle Hidair, maître de conférences HDR en anthropologie, Université de Guyane
Jean Moomou, maître de conférences en histoire contemporaine, Université des Antilles
Félix Tiouka, premier Président de l’Association des Amérindiens de la Guyane française (AAGF), premier Coordonateur général de la Fédération des organisations autochtones de Guyane (FOAG), Premier adjoint au Maire de la commune de Awala-Yalimapo
Thierry Nicolas, maître de conférences en géographie, Université de Guyane
Maude Elfort, maître de conférences en droit public, Université de Guyane
(1) Nous entendons ici la notion d’identité territoriale comme le fait Michael Keating (1998) qui distingue « trois éléments dans la formation d’une identité régionale : un élément cognitif (les gens doivent être au courant de la région et de ses limites), un élément affectif (qui doit donner le sentiment d’une identité commune dans l’espace ainsi conçu), et un élément instrumental (qui doit créer une mobilisation pour une action collective). Cité (p. 2) dans Yves Guermond, « L’identité territoriale : l’ambiguïté d’un concept géographique », L’Espace géographique
4/ 2006 (Tome 35), p. 291-297. www.cairn.info/revue-espace-geographique-2006-4-page-291.htm , consulté le 5 juillet 2014.
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Image à la Une : détail de décoration du temple hindou Sev Ashram Sangha de Guyane, à Matoury
5 commentaires
Bonjour
Tout est là, évidemment.
la gouvernance de la société guyanaise…. Le pouvoir doit être partagé et non entre les mains de faux semblants et autres individus responsables a vie
Ce qui manque au texte ? Un professeur d’économie. Affirmer :
« Les moteurs principaux de la vie économique sont faits de la projection de structures de production portées par la France métropolitaine (base spatiale de Kourou) ou de productions l’intéressant directement (or et ressources forestières). »
C’est erroné. Le moteur principal de l’économie guyanaise, c’est la … consommation. Sur-rémunération des fonctionnaires, prestations sociales…
C’est dire la rigueur de ce texte.
C’est un peu une bouillie ce texte qui sur le fonds est très clivant. Que ce soit au sujet de l’immigration choisie ou subie, des constats des situations de l’enseignement scolaire les regrets exprimés de devoir s’adapter aux différentes cultures pour faire face aux différences est mal vécue par ses universitaires.
Selon ma compréhension, l’on sent poindre la nostalgie d’une élite qui regrette sur le fonds l’entre soi d’avant et les pertes de traditions strictement créoles.
Très pompeux pour un travail universitaire, une spécificité ? Un peu de modestie ne nuit pas à la qualité. Il s’agit juste de l’introduction à une réflexion de fond, avec des oublis, beaucoup de vœux pieux et quelques envolées lyriques. Si votre ramage se rapporte à votre bagage (universitaire) vous devriez pouvoir mieux faire.
Cet article va bientôt fêter 1 an. Et n’oublions pas, juste avant les mouvements sociaux de l’année dernière. Des gens compétents se proposaient de regarder et analyser en profondeur la question de la gouvernance qu’après à été mis en question plus durement pour les blocages. La démocratie va vraiment pas bien de ces jambes. Des chercheurs universitaires devraient être mieux écoutés… Mais je constate que le pouvoir politique publique écoute et finance plutôt ces médias qui vendent des stéréotypes puisque ceci le permets d’empêcher les gens de voir leur vraie incapacité de gérer les grands contentieux! Tels que la sécurité: qu’elle soit civile ou sociale ou même la santé publique. Absence d’autres services publiques et beaucoup plus!