A l’occasion du décès du célèbre folkloriste guyanais ce jeudi 2 janvier 2020 à l’âge de 94 ans, Guyaweb publie un entretien réalisé en 2010 par le journaliste Jérôme Vallette pour La Semaine Guyanaise, publication dans laquelle Auxence Contout a longtemps été chroniqueur.
Ce dernier évoquait largement la question de la culture et de la tradition avec déjà « un recul intéressant sur les débats agitant la Guyane à propos de son identité » souligne Jérôme Vallette. Ces débats toujours actuels seront au cœur du Congrès des élus le 14 janvier prochain.
Histoire, identité…entretien à bâtons rompus de Jérôme Valette avec Auxence Contout publié dans La Semaine Guyanaise le 19 mai 2010.
Il a forgé des générations de jeunes Guyanais avant que, de son vivant, un collège ne porte son nom. À 85 ans, l’ancien professeur est toujours en verve et en piques ! Auxence Contout, qui se définit comme un linguiste-folkloriste, poursuit son long travail d’archives d’un patrimoine historique et culturel guyanais qu’il revendique. Membre du Conseil de la culture de l’éducation et de l’environnement (CCEE), ex-président de l’atelier culture des États généraux de l’outre-mer (Egom) l’an dernier, mais aussi président d’honneur de nombreuses associations, il continue de distiller, bénévolement, dans nos colonnes, des pépites tirées du passé de la Guyane. Des histoires, contes, dôlos et autres témoignages puisés partout sur le territoire. Une nouvelle fois, avec « Guyane d’hier et d’avant-hier », son onzième ouvrage, il compile une somme de détails historiques méconnus, parfois anecdotiques, mais jamais linéaires. Histoire, identité, transmission, culture, nous avons profité de la primeur du livre de notre célèbre chroniqueur pour balayer ces thèmes qui, aujourd’hui, refont surface dans le débat politique et pour lesquels il est souvent consulté. Rencontre avec un passionné de culture qui est pour « une évolution de la tradition ».
Votre dernier livre vient de franchir le seuil du dépôt légal. C’est votre onzième ouvrage ?
En effet, c’est le onzième livre que je publie. J’ai donc parcouru un peu tous les aspects de la vie guyanaise : le social, l’économique, le culturel, le folklore a été privilégié comme la tradition. Tout cela m’a amené, bien entendu, à étudier à fond les proverbes, la langue elle-même, afin de bien comprendre le passé, tout comme l’histoire et la géographie.
Vous dites que vos livres « sont des messages de la tradition » grâce auxquels « les chercheurs de l’avenir pourront se hausser sur [vos] épaules… » ?
(Il coupe.) Pour voir plus loin que moi et, je l’espère, mieux que moi.
Vous vous considérez comme un passeur ?
Oui. Je fais comme celui qui, au fond, prépare l’avenir. L’avenir pour moi, c’est la relève. Mais qui sera difficile à faire. Bien que je reçoive beaucoup de jeunes, des écoles, des lycées, des universités, je pense qu’assurer la relève n’est pas chose facile. Alors, on va la faire, comme ça, par à-coups. Mais d’une façon continue, c’est difficile.
Pour quelle raison ?
D’abord parce que ceux avec lesquels on est en contact disparaissent, au bout d’un certain temps, soit parce qu’ils partent en France, soit parce qu’ayant acquis un métier, ils délaissent un peu le folklore. Il arrive que les jeunes organisent de belles manifestations. Ils viennent me voir pour me demander l’historique de certains aspects nécessaires à la manifestation. Je veux à ce moment leur donner des détails. Mais ils n’ont pas le temps. Je dis que la relève ne sera pas facile parce que je n’ai pas toujours en face de moi les mêmes partenaires pour digérer tout ce que je sors. Pourtant, je mâche la nourriture, presque tout le temps, pour leur permettre de l’avaler. Mais il faut bien qu’un jour ils mâchent, eux aussi, cette nourriture pour d’autres.
C’est un problème d’intérêt ?
Non, je crois que c’est la fébrilité de la vie moderne même qui nous rend ainsi. Il y a beaucoup à faire. Les jours n’ont toujours que 24 heures (Rires.). On ne peut pas vivre aujourd’hui comme j’ai vécu autrefois quand je passais ma nuit dans les livres. Je n’avais pas la télévision, je n’avais pas la radio. Donc je lisais des romans. Je lisais, je fouillais ces livres de littérature. Mais je ne pense pas qu’on puisse avoir le temps de faire tout ça maintenant. Parce qu’on est pris par la science, par la technologie. Et la technologie a besoin d’avoir sa place dans les 24 heures. C’est normal. Mais je pense que tout cela pousse la tradition et les connaissances du passé un peu vers la porte.
Vous utilisez les livres pour faire passer cette connaissance de la culture guyanaise. Mais l’école peut, elle aussi, jouer ce rôle. Vous avez été un enseignant de l’Éducation nationale qui n’a pas toujours accepté les langues et cultures régionales…
Non, en réalité il était même très difficile de mettre sur pied des cours concernant les langues régionales ! Les mathématiques modernes ont pu s’installer plus facilement, le soir après les cours, dans les écoles, que les langues régionales. On aurait pu, déjà, commencer à transmettre la langue.
L’école a quelque peu étouffé cette culture, cette connaissance et transmission du passé…
(Il coupe.). Déjà, nous avions eu l’Eglise ennemie du tambour ! Alors, les Nègres ont utilisé le tambour et, quand ils se sont mis à bien l’utiliser, nous savons très bien que l’Eglise s’y est opposée. Aujourd’hui, évidemment, on rend grâce au Seigneur d’avoir laissé libre cours au tambour dans les messes (Sourire.). Après le tambour, il y a eu le parlé-créole même que nos parents, et nos grands parents, ont combattu. On ne voulait pas du parlé-créole à l’intérieur de la maison. Alors, il se manifestait un peu partout, dans les cours, dans les rues, sauf à la maison…
À l’école aussi il était interdit ?
Oui, à l’école aussi.
Tout cela a freiné la transmission de cette culture ?
Oui, tout cela a ralenti une certaine prise de conscience, une certaine pression à penser l’identité dirais-je. Ce n’est revenu que très tard après.
Le débat actuel sur l’identité est-il pénalisé par cette absence de transmission de la culture par les canaux officiels ?
Là, nous soulevons une question toujours très difficile à traiter. Il y a une tradition, une partie de la tradition qui s’est perdue. Une bonne partie de celle-ci, nous la faisons revivre. Et les associations font un travail remarquable pour la remettre sur pied. Mais, il se pose une question : qui a été coupable de la perte de cette tradition? C’est nous, les générations de 1940-1960-1970. Il y a des générations, comme la mienne, qui sont responsables de cette perte de la tradition. Une tradition perdue en chemin.
Comment peut-on l’expliquer ?
Toute la mode qui est arrivée, toutes les nouvelles identités qui sont venues de France, d’Afrique, d’un peu partout, ont envahi l’espace. Et, finalement, nos coutumes, comme nous ne les avions pas bien transmises, nous, les générations, nos fils et nos petits fils ne les connaissent pas. Donc, il y a des coupables : c’est nous-mêmes qui n’avons pas transmis, à un moment, la tradition. Cela semble s’être passé avec, peut-être, la complicité de la deuxième Guerre mondiale, entre 1940 et 1970. Nous n’avons pas fait la transition en chemin.
Est-ce rattrapable ?
Ce retard a été déjà, en partie, bien rattrapé grâce aux associations. Je ne cesserais d’en parler, j’en fais partie, je suis président d’honneur d’une bonne douzaine d’entre-elles. Mais il faut qu’on leur donne les moyens. Nous avons des associations, je ne les citerais pas, qui ont un grand professionnalisme, car elles vont en France, en Amérique, en Afrique présenter la Guyane et faire ce qu’on appelle la rencontre des cultures. Autrefois, on avait peur du choc des cultures. Chacun restait figé sur lui-même en pensant que l’autre, c’était l’adversité. Aujourd’hui, l’échange des cultures c’est très à la mode, on est toujours content d’aller chez les autres présenter quelque chose, puis de les recevoir pour qu’ils viennent présenter, aussi, leurs habitudes.
Cet échange peut être un outil pour renforcer la connaissance de sa propre culture ?
Ah oui ! Et ça nous permet de constater qu’il y a des parties communes aux cultures. Elles ont parfois des ressemblances sur lesquelles ont est obligé de s’interroger. Quand on regarde le Kamougué, (danse traditionnelle au son du tambour) disait-on, qui vient d’Afrique; quand on est allé en Auvergne, on a vu que la Bourrée d’Auvergne c’était le Kamougué. Nous le disions dans les livres, je l’ai dit, Michel Lohier (spécialiste du kolklore guyanais aujourd’hui disparu) l’avait dit avant moi. C’est quand Wapa (chef de groupe folklorique guyanais) est allé en Auvergne, qu’il a dansé son Kamougué, qu’en comparant, on s’est demandé, comme les deux danses étaient pareilles, laquelle avait apporté à l’autre? Il y a certainement quelque chose puisque les colons sont venus ici. Il y a donc des ressemblances que nous constatons grâce à la rencontre des cultures qui est très importante, nécessaire. Elle ne pouvait pas se faire tant que nous pensions qu’il n’y avait qu’une culture, la culture occidentale. Mais, quand on a compris qu’il n’y avait pas qu’une culture, mais des cultures, alors il fallait qu’elles se rencontrent.
Comment avez-vous appris ce que vous savez aujourd’hui ?
J’ai appris –puisque j’ai traversé le siècle, j’ai 85 ans – beaucoup de choses des grands maîtres. Des choses que je n’avais pas, de manière précise, dans le cerveau quand j’étais petit. Quand j’avais douze ans, quinze ans, il y a bien des choses que j’ai vues mais qui ont peut-être été mal interprétées par moi. Donc, mes aînés, Melle Robertin, M. Lohier, M. Mandé, Melle Noëlla et M. Monté, pour ne citer que ceux-là, m’ont donné l’interprétation qui était la meilleure. J’ai vu, donc je peux raconter ce que j’ai vu. Mais j’ai aussi écouté mes aînés. Pour mieux comprendre.
« J’avais trois ans lors de la mort de Jean Galmot ».
Pour expliquer son besoin de confronter ses souvenirs à des explications des spécialistes des traditions et coutumes, M. Contout détaille son interprétation de la mort de Jean Galmot, en août 1928 : « J’avais trois ans. Je suis allé là où on exposait le corps avec ma mère. Le corps était là où se trouve la police aujourd’hui (avenue de Gaulle). J’avais bien entendu : « M. Galmot est mort, on l’a tué ». Mais je n’ai jamais vu de Galmot jusqu’à présent. À l’époque, j’ai vu sur place un tas de couronnes. Pas comme celles d’aujourd’hui, elles ressemblaient à des pneus d’auto disposés tout autour de la table qui portait la bière. Le corps était là, mais moi voilà ma taille (il montre la taille d’un enfant de trois ans, ndlr), je n’ai rien remarqué. Dans mon cerveau, j’ai cru que c’était Galmot découpé en morceau dans les pneus. J’ai cru que ces pneus c’était lui. A l’époque, l’exposition ne durait pas longtemps, ne gardait pas les corps, on enterrait très rapidement, parfois dans la journée. Donc ces interprétations d’enfant, on me les a expliquées plus tard. Ça m’a marqué. »
Ce sont ces souvenirs d’enfants qui vous ont poussé à étudier cette culture ?
Non. Je suis allé au Cameroun comme professeur de 1954 à 1958. Quand je suis arrivé, et comme je me mêlait beaucoup au camerounais qui m’aimaient beaucoup car j’ai beaucoup travaillé pour eux (on voulait faire de moi un député si j’étais resté là-bas), j’ai constaté dès le premier jour, et ils me l’on dit, que bien des proverbes dans leur façon de parler étaient des choses qu’on répétait en Guyane. J’ai compris rapidement qu’il y avait beaucoup de proverbes qui venaient d’Afrique jusqu’ici.
À cette époque, quelle connaissance avait-on du lien avec l’Afrique ?
On avait déjà une bonne connaissance car beaucoup de Guyanais était des administrateurs coloniaux et revenaient en congés, ici. Le congé, à cette époque, se faisait par bateau et durait six mois ! Mais, j’ai surtout été favorablement impressionné par tout ce que j’entendais là-bas. J’avais l’impression d’être en Guyane. J’ai écouté et vu que les proverbes qu’on avait ici étaient aussi là-bas. Quand je suis rentré en Guyane en 1958-59, j’ai commencé à fouiller, à étudier effectivement les proverbes qui sont, pour moi, des saillies, des tournures d’esprit. Tout cela m’a poussé à étudier l’histoire de la Guyane, à étudier la langue à fond pour ne pas me tromper sur un mot. Car on ne prononce pas de la même façon dans toutes les communes : certains ont gardé la bonne prononciation, d’autres se sont émancipes. Je suis obligé, aussi, à cette époque, d’étudier à fond la géographie, pour comprendre, par exemple, que l’avion qui faisait Saint-Laurent / Ipoussin mettait une heure, une heure et demi alors qu’il fallait 23jours de canot pour s’y rendre ! Je suis, à ce moment-là, obligé d’étudier les sauts, les chutes d’eau… Tout. Puis je vois les populations, Amérindiens, Bonis, etc. Après, je suis rentré dans la linguistique. Et là, on doit, du coup, apprendre la linguistique des autres pays : Trinidad, Guadeloupe, Martinique, Réunion, l’Île Maurice… J’ai donc fait un tour du monde des proverbes, des tournures, et puis j’ai constaté des quantités de choses : par exemple le fait que bien des proverbes qu’on disait venir d’Afrique, et qui sont passés en Guyane, viennent parfois de la Russie, de la Grèce, ou de l’Italie. Nous entendons des fois dire en guyanais « Une main lave l’autre », ou bien « Le chien ne fait pas des chats ». Ces proverbes-là ne sont pas créoles du tout et viennent de l’époque romaine. C’est ensuite remonté, par Zanzibar, sur toute la côte africaine, pour arriver jusqu’au Sénégal et chez nous. Alors on se trompe sur les proverbes, souvent.
À cette époque, vous comprenez l’étendue de la diversité culturelle ?
Des gens comme (Claude) Levi-Strauss (le père de l’anthropologie contemporaine et du structuralisme) ou (Léo) Frobénius (ethnologue allemand du début du XXe siècle qui concentra son travail sur les origines des cultures) ont décrit les cultures, les ont fouillées et ont montré des cultures très différentes qui indiquaient que le monde n’était pas unifié, même culturellement, et qu’il était constitué de cultures très élaborées. Je pense donc que les cultures sont très différentes les unes des autres.
Vous êtes un spécialiste de la culture dite créole…
(Il coupe.) Oui, mais j’ai dû étudier des cultures très diverses pour ça. Car on arrive à la question qu’on me pose tout le temps. Et qui est La vraie question : « Peut-on réaliser une intégration de toutes les cultures guyanaises ? ». C’était la question posée lors des Etats généraux de l’Outre-mer, l’année dernière. La réponse est « Oui mais », car il y a un « mais », on peut, en faisant une maison des cultures du monde. « Oui mais », à la condition que chacun aille vers l’autre, et que l’autre vienne vers nous. C’est à dire la reconnaissance de soi par l’autre et de l’autre par soi-même.
La connaissance du passé est-elle un préalable à la réalisation d’un avenir commun ?
Oui, je le pense. Il faut bien connaître son passé pour comprendre son présent et avoir une vue concrète de l’avenir.
La culture et l’Histoire font un retour en force dans le discours politique actuel en Guyane, notamment par le biais de l’Identité. N’y a-t-il pas un risque de manipulation de l’Histoire et de la culture à ces fins ?
Oui, mais il y aura toujours une échappatoire. Puisque, quand nous voudrons parler d’identité, ou de culture, on pourra toujours nous répondre : de quelle identité parlez-vous, de quelle culture parlez-vous ? Les conceptions diffèrent par les âges. On ne peut pas dire que les personnes d’âge différents ont les mêmes visions de l’Humanité. C’est à dire qu’elles ont des identités différentes.
La question de l’identité est selon vous une question de génération ?
C’est une question concernant toutes les classes d’âge. Autrement dit, je vois une identité qui est celle des élèves de sixième, qui n’est pas celle des élèves du Baccalauréat. Prenez un enfant de sixième et un bachelier, mettez-leur le téléphone portable entre les mains, vous verrez les usages que chacun en fera et, surtout, l’interprétation qu’il donnera, la valeur de ça. C’est un exemple que je prends…
Ça va jusqu’au sens des mots ?
Ah oui, oui, oui. Quand nous arrivons à une autre classe d’âge, les gens qui ont trente ans ont déjà, eux, une autre position, s’ils ont un travail ou pas. Ceux qui n’ont pas de travail n’ont pas la même identité que ceux qui en ont. Quand on arrive aux gens de cinquante ans, soixante ans, ils n’ont pas la même identité qu’un élève de sixième. Les classes d’âge ont déjà des identités différentes…
…Donc, on ne peut pas parler d’une seule d’identité ?
Non. Elle est différente selon les classes d’âges. Mais les classes sociales, à leur tour, sont des groupes avec des identités différentes. La classe laborieuse de Cayenne n’a pas la même conception d’une fête, d’une cérémonie que la classe des gens riches de Cayenne. Les Cayennais, dans leur ensemble, ne sont pas les Saint-Laurentais. Ils n’ont pas la même vision du territoire…
Comment on se débrouille alors pour parler d’identité ?
On navigue avec tout ça. Chacun, quand il parle d’identité, pense à la sienne, celle qui lui convient le mieux.
C’est donc de l’ordre de l’intime ?
Oui. C’est inhérent à la nature de chacun.
Et appliqué à la notion d’identité guyanaise ?
Quand on parlera d’une identité guyanaise, d’une culture guyanaise, ce sera une façon de parler, étant donné que ce sont les diverses composantes qui peuvent donner une résultante. C’est pour ça que je reviens sur cette maison des cultures du monde en Guyane où on trouverait toutes les composantes des cultures.
Et comment définit-on une culture ?
Chaque personne qui a une culture, on dit qu’elle doit rester fidèle à ses origines propres. S’il est amérindien, s’il est Boni… On définit la culture de chaque groupe social comme devant rester fidèle à ses origines. Donc, partout où on ira, on devra la montrer fidèle comme à celle de ses grands-parents. Cette culture à ses origines, mais cette culture ne va pas dormir sur ses lauriers. Elle va être soit en état de créativité, si c’est possible, soit s’enrichir. Et elle va s’enrichir avec les autres cultures.
Ce n’est donc pas figé ?
Non, toujours en état de créativité.
On présente souvent la tradition comme une chose inaltérable. Or, on ne danse plus aujourd’hui le Kamougué de la même manière ?
J’insiste parfois dans mes livres pour dire que, parfois, on surveillait les danses dans les bals. Il y avait un commissaire de bal qui notait la distance entre les danseurs et les danseuses. Autrement dit, il ne fallait pas être plaqué l’un sur l’autre. Aujourd’hui, on est plaqué l’un sur l’autre. Parce que chacun est avec sa chacune. Autrefois, on ne pouvait pas danser trois fois de suite avec la même personne, sous peine d’avertissement et d’expulsion. Après la guerre, tout cela a changé, on a laissé courir tout, on est devenu plus libéral. La culture, la tradition évoluent.
Vous avez une relation assez libre à la tradition ?
Oui, il faut la faire évoluer. Parce que, partout où on se trouve, on est envahi maintenant par l’extérieur. Mais c’est la distance que l’avion a vaincu qui fait ça. Alors, il se trouve qu’on doit admettre deux cultures. Celle qu’on appelle l’identité racine et l’autre, l’identité relation, celle qui vient de l’extérieur. A nous de savoir trier tout ce qui nous vient de l’extérieur, ce que nous gardons pour l’intégrer à notre identité racine et ce que nous rejetons. Mais on retombe dans la question des âges : quand je dis que le Coca Cola est une identité qui nous viens de l’extérieur, que les américains nous ont envoyé, mais quand j’étais jeune, je buvais beaucoup de Coca Cola! Je n’en bois pas autant, mais j’en bois de temps en temps, donc je ne vais pas reprocher aux jeunes d’en boire beaucoup. Donc je ne vais pas déclarer : « voilà une identité relation à rejeter ». En revanche, je dirais que la grande fente, le grand trou qu’il y a dans le pantalon (un pantalon volontairement déchiré, ndlr), je n’en veux pas, parce que, pour nous il s’agit d’une personne déchirée, débraillée, qui est mal habillée, qui est un touloulou, qui est attifée ! Cette identité, je suis contre elle. Mais il peut y avoir des personnes qui l’adoptent. Vous voyez que c’est propre aux individus. Nous devons faire le tri pour gonfler notre identité, mais on ne peut pas repousser systématiquement ce qui vient de l’extérieur.
Les cultures sont donc en mouvement perpétuel ?
Oui. Les rencontres des cultures ont produit des mélanges inévitables qui ont agrandi notre champ de vision. On innove, par conséquent, même dans ce qui est traditionnel. On ne va pas uniquement rejeter par-dessus bord ce qui nous vient du passé et prendre uniquement la grande technologie.
Dans votre dernier livre, vous parlez beaucoup du commerce guyanais du XXe siècle avec un petit avertissement : vous écrivez qu’on connaissait déjà toutes les richesses qu’on veut exploiter aujourd’hui ?
Ce matin (l’entretien à eu lieu le 17 mai), je discutais avec une personne sur les projets en cours. Et je lui disais : «Ma chère, depuis le temps de ma grand-mère, ces avant-projets là existaient ». Et on croit qu’on les découvre maintenant. Non ! La différence, c’est qu’on a payé ces avant-projets du temps de ma grand-mère. On les a payés aux consultants. Et il y a des consultants qui doivent vivre à présent et nous présentent les choses maintenant comme si elles sont tout à fait nouvelles et qu’elles n’ont jamais existé.
Parce qu’on n’a pas gardé la trace du passé ?
Non, tout simplement parce que tout ce qu’on a entreprit, on ne l’a pas mené jusqu’à son terme! Et ce sont les gouverneurs surtout. Ils ont souvent changé. Ils restaient à peine deux ans, voire un an parfois. Quand un gouverneur avait commencé un travail, celui qui le relevait n’aimait pas continuer le travail. Exemple: (Michel) Lohier me disait qu’on avait commencé à construire un pont du côté de Sinnamary. C’était un pont que tout le monde attendait. Et le nouveau gouverneur est arrivé, est allé voir les élèves dans les communes. Lohier, instituteur, a discuté avec lui et lui a dit : « Alors, monsieur le gouverneur, on aura bientôt un nouveau pont ? ». Et lui de répondre : « Non, non, non, le pont c’est mon prédécesseur, je ne peux pas accepter de continuer ce travail, car c’est son nom qu’il portera, il faut que le travail que je fais porte mon nom »! Voilà, c’est de l’argent gaspillé, ça devient un avant-projet, ce n’est même plus un projet, ça s’est très souvent passé comme ça. On a lancé beaucoup de choses. On connaît tout. On connaissait tout déjà.
Vous voulez dire que, quelque part, cela continue ?
Ah oui ! Vous savez, il suffit que le préfet et le député ne soient pas d’accord, ou, à l’époque, le gouverneur et le député, pour que l’un mette les bâtons dans les roues de l’autre. Je pense qu’il y a bien des choses qui ont été envisagées quand j’étais enfant, qui ont été abandonnées…
… et qu’on représente aujourd’hui ?
Mais oui, le consultant revient avec. Et il a peut-être raison d’aller fouiller un peu partout pour connaître le passé et présenter son projet comme quelque chose de tout à fait neuf, inédit. Je le dis avec de l’humour, mais bien des projets qui nous sont soumis étaient déjà des avants-projets du temps de ma grand-mère. Les choses n’ont pas vraiment changé.
C’est un constat cynique…
Le mot cynique est peut-être trop fort. Disons plutôt un constat… décevant. Parce que si nous avons pris tant de retard, c’est peut-être que nous n’avons pas mené à bien ces projets.
C’est aussi pour ça que dans votre livre vous insistez sur ces grands projets ?
Je dis que en 1930, 1940, c’était la Guyane de l’aisance. Il y avait beaucoup de commerces. Commerce de l’or, du Balata, la « colle de poissons » – ce sont les vessies natatoires –, les écailles de tortues. Quand on parle de ça aujourd’hui, on dit que ce doit être minime. Non, à l’époque, ça rapportait beaucoup d’argent. Tout cela partait en France, les plumes d’oiseaux de Sinnamary, avec les religieuses. Les religieuses de Cayenne avaient un atelier. C’est sur la Guyane que l’on pompait en ce temps-là.
Ces petites histoires, ces détails historiques que vous révélez, sont méconnues ?
Oui. On me demande souvent de présenter ces détails. Comme les rues, les animations des rues, les hôtels, les coiffeurs, les chambres garnies très à la mode à l’époque. Dans ces chambres, vous y alliez le soir avec votre petite amie.
Vous voulez dire des chambres de passe ?
Chambre de passe, oui. On appelait les gens qui tenaient ça des logeurs en garnis, logeuses en garnis. On les louait un petit moment, pour la soirée. J’ai recensé pour les rues l’emplacement des commerçants. J’ai une bonne documentation, j’ai réuni toute ma vie ces documents qui m’aident aujourd’hui.
Aujourd’hui, est-ce que vous vous définissez comme Guyanais de la même manière que dans le passé ?
Oui, je me vois toujours Guyanais de la même façon. Mais je suis beaucoup plus prudent dans ce que je regarde, dans ce que j’interprète, qu’autrefois. On m’aurait entendu, lorsque j’étais étudiant, parler de la Guyane, à Paris… Même ma femme me disait : « Pourquoi tu as parlé comme ça ?» Je me suis rendu compte qu’en réalité les hommes changent, que les hommes évoluent. Et que toute l’évolution est une affaire d’hommes. Si on a de mauvais hommes, on ne réalise rien. Et si on a des hommes valables, des hommes qui ont un peu de courage, même quand on n’a pas ce qu’il faut, même quand on se sent déficitaire, on arrive à réaliser quelque chose. Alors ce qui importe, c’est de gérer l’imprévisible. Autrefois, j’étais dans une identité qui ne voyait pas l’imprévisible. On ne pensait pas l’imprévisible. Aujourd’hui, mon identité est celle d’un nouveau guyanais qui veut gérer l’imprévisible. Parce que mon âge, 85 ans, me demande de prévoir des choses qui sont imprévisibles. Le siècle a changé, on ne peut pas voir les choses de la même façon. Je ne pense pas que l’avenir qu’on attend viendra si facilement.
L’histoire est-elle, selon vous, une histoire d’individus ?
Oui, l’évolution, la culture elle-même, c’est une histoire d’hommes.
D’où le temps que vous prenez à décrire certaines figures guyanaises du passé…
De plus en plus, on les recherche. On crée même des concours, des cérémonies, pour les faire émerger. On les sort de terre. Mais c’est très délicat de parler des grands hommes car le terme de « grand » est tellement élastique. Ce qui est grand homme pour moi ne l’est pas forcément pour toi. Grand homme, quand tu ne le connais pas bien, et « pas grand homme » pour moi quand je le connais bien. Lorsqu’on parle d’un grand homme, tout le monde en général adhère, mais on ne sait jamais ce que chacun pense derrière. Prenons le cas de (Gaston) Monnerville, quand on le connaît bien on se demande comment il a agi pour le pays ? Les hommes politiques sont toujours comme ça, ils disent : « c’est moi qui a fait ça, c’est moi qui t’ai mis là, c’est moi qui ai envoyé untel »…alors que ce n’est souvent pas vrai. Prenons les rubriques qu’a tenues Rodolphe Robo, mon ami, dans La Semaine Guyanaise autrefois : Ces gens qui comptent et Faits et hommes de Guyane. Il a écrit à tous les hauts fonctionnaires qui ont travaillé ici, il y avait beaucoup de métropolitains, et ils ont envoyé leur C.V. Bien entendu, ils n’ont pas envoyé des choses contre eux-mêmes. Je ne partage pas cette façon de faire, car il y a des fonctionnaires qui ont été condamnés par les Guyanais, qui ont fait du tort à la Guyane, qui ont dit des choses… inadmissibles sur la Guyane. Il les met tous dans le même plateau de la balance. Or, si c’est Ces gens qui comptent il faut que ce soient des gens qui ont réalisé quelque chose ou laissé un bon souvenir. Robo a publié des noms que j’ai bien connu. Je ne suis pas d’accord avec ça. Cela ne doit pas être une revue systématique. Dans mon prochain livre, Histoire de la Guyane et des Guyanais, je vais présenter les gouverneurs, en faisant une distinction entre les bons gouverneurs et les mauvais. Je vais parler de tous. Mais dire aussi ce que les Guyanais disaient sur eux. Je citerais tout le monde en faisant la part du feu. Je parlerais aussi de ceux qui ont laissé un mauvais souvenir ou laissé la Guyane dans des difficultés qu’ils ont créées eux-mêmes.
Vous laissez entendre qu’on ne connaît pas assez bien l’histoire de la Guyane…
Nous ne connaissons pas assez l’histoire. Je ne dis pas que nous ne la connaissons pas du tout. Cela pourrait vexer les uns et les autres. Nous ne connaissons pas assez l’histoire de la Guyane, il faut qu’on fouille toujours, il y a beaucoup de choses à faire. Comparer ce que les uns et les autres ont dit, et essayer d’aller plus loin pour donner du matériau aux futures générations. Il faudra de la bonne volonté car je crois que la grande technologie s’empare de nous – c’est très bien – et nous enlève une partie du temps qu’il nous faudrait pour pouvoir étudier le passé. Dans le passé, il y a beaucoup d’éléments qui peuvent servir à l’avenir. C’est peut-être trop tard que nous avons voulu apprendre l’histoire. Les cartes postales étaient déjà mangées par les souris et les ravets. Les costumes que portaient nos grands-parents étaient rares à retrouver dans nos valises. Les greniers de Guyane avaient beaucoup plus de choses à l’époque qui nous auraient permis de connaître l’histoire. On a laissé les souris manger ces archives. C’est ça les vraies archives! Même si certaines ont été conservées, quand même, parfois en métropole. Ce n’est la faute de personne, mais je crois qu’il manque beaucoup pour l’Histoire. Pour ma part, je découvre tous les jours. Il faut donc encore qu’on fouille dans le passé. Nous ne le connaissons pas encore assez bien.
Propos recueillis par Jérôme Vallette
1 commentaires
Je trouve quand même très dommage que M. Contout ait eu une approche quasi exclusivement créole et donc coloniale de l’histoire et des langues de la Guyane. Ce qui a malheureusement contribué a entretenir le fossé entre les cultures de Guyane, et la négation à peine voilée de l’histoire et des cultures des Peuples Autochtones de Guyane qui persiste toujours aujourd’hui…