Samedi 23 Novembre

C comme Couac, G comme Gâchis

C comme Couac, G comme Gâchis
ACCES LIBRE

Ce sont de jolis livres soigneusement illustrés de dessins colorés. Pour chaque lettre, un dessin réalisé par des enfants de villages du Haut-Maroni. Pourtant ces abécédaires français-wayana-apalai financés sur deniers publics dorment en Suisse dans les cartons d’une éditrice qui ne sait comment les faire parvenir à ceux à qui ils étaient destinés : les élèves amérindiens de langue wayana et apalaï de Guyane. Elle dénonce un blocage de la part du Rectorat.

Il s’agit de trois ouvrages : deux abécédaires et un recueil trilingue de récits fondateurs des peuples wayana et apalaï. 1000 exemplaires de chacun de ces trois ouvrages ont été publiés en mai 2015. Leur édition a été financée à hauteur de 15 000 euros par la Région Guyane, le Ministère de la Culture et le Ministère des Outre-mer, « qui soutiennent la démarche et sont conscients de la nécessité d’outiller les enseignants » explique Virginie Kremp qui dirige la petite maison d’édition Migrilude, qui a publié les ouvrages. Elle ne s’en cache pas, elle fait face à « un énorme problème » de diffusion.

« J’ai remué ciel et terre auprès du Rectorat, mais je n’ai obtenu aucune réponse à mes mails et la secrétaire du Recteur fait barrage à mes appels. » Le prix de vente des abécédaires est de 9 euros en ligne, mais s’ils sont destinés à des écoles, ces ouvrages sont gratuits explique-t-elle, « hormis les frais de port ».

Couac

Du côté du Rectorat, Christian Mendivé, Directeur Académique Adjoint des Services de l’Éducation Nationale (DAASEN), nous explique que « souvent ce type d’ouvrage est fabriqué avec de bonnes intentions, mais pas avec les partenaires pédagogiques validés ». Et en l’occurrence, « ces ouvrages n’ont pas reçu la validation du recteur ». Il insiste : « il n’y a pas de censure, pas de mise à l’index », mais la validation pédagogique par le recteur est un processus bien huilé, en collaboration avec des inspecteurs pédagogiques. « Ce n’est pas parce que vous mettez des enseignants à la production que ce sera validé. On ne peut pas valider si on n’a pas de caution pédagogique et didactique. »

Extrait de l'abécédaire wayana-apalaï-français

Extrait de l’abécédaire wayana-apalaï-français

L’ethnolinguiste Eliane Camargo, spécialiste des langues wayana et apalaï, a participé à la réalisation des abécédaires recalés. Elle raconte la genèse du projet. « J’ai été contactée par une enseignante en Guyane qui avait remarqué que l’alphabétisation telle qu’elle était faite posait des difficultés. Pour la lettre H, les enfants prononçaient « hache ». La question qui se posait était comment les enfants pourraient-ils épeler dans leur propre langue ? » L’option retenue a été de passer par le dessin. Chaque lettre est illustrée par un objet, un animal ou une plante dont le mot wayana ou apalaï commence par le son de cette lettre. Ainsi la lettre « S » est illustrée par une inquiétante raie : « sipali » en wayana.

« Comment dire écrire ? »

Ces ouvrages ont été réalisés lors d’ateliers de langue auxquels ont participé des élèves, des enseignants du Haut-Maroni et l’ethnolinguiste Eliane Camargo. Elle explique qu’il s’agissait aussi de montrer « que leur langue n’est pas plus petite que la française. Elle est toute aussi riche. Nous avons travaillé des catégories lexicales. Comment dire alphabet dans la langue par exemple ? Comment dire écrire ? Nous avons dû trouver des néologismes, des concepts dans la langue. »

Eliane Camargo croit savoir que « l’Éducation nationale ne veut pas diffuser ces ouvrages parce qu’ils ont été fait en allant dans les écoles sans autorisation. » Les travaux ont pourtant été coordonnés par des enseignants, comme Amparo Ibanez à Antecume-Pata et Vincent Geffard à Taluhwen, mobilisant des Intervenants en Langue Maternelle et des élèves volontaires.

Au Rectorat, on répète que « la conception d’ouvrages bilingues est très encadrée. Le souci est que ce soit validé. Et cette validation se base sur une coopération entre experts ». Le dictionnaire wayana-français de 143 pages, réalisé par Eliane Camargo et Tapinkili avec la collaboration de Akajuli, Atajumale et Laurent Hernandez fait ainsi partie des ressources citées comme digne de confiance sur le site du Rectorat.

Extrait du dictionnaire wayana-français dirigé par Eliane Camargo et Tapinkili

Extrait du dictionnaire wayana-français dirigé par Eliane Camargo et Tapinkili

Les ouvrages trilingues publiés par Migrilude « rentraient en concurrence avec les ouvrages que nous avons déjà » lâche-t-on aussi au Rectorat. Pour Pierre Bouquet, chargé de mission du DAASEN, « on a tous les outils nécessaires. On est tout à fait satisfait. » Selon lui, « cela fait de nombreuses années que nous produisons une série de documents pour le cycle 1 avec des ILM [Intervenants en Langue maternelle] wayana. Des abécédaires, nous en avons produits depuis très longtemps. »

L’apalaï menacé

Couverture du recueil de récits trilingues wayana-apalaï-français © Migrilude

Couverture du recueil de récits trilingues wayana-apalaï-français © Migrilude

Pierre Bouquet nous invite à consulter les ressources mises à disposition par l’Académie aux enseignants sur le site du Rectorat. En ce qui concerne le wayana, nous n’avons trouvé en ligne que quatre courts récits bilingues français-wayana et aucun abécédaire. Pour les langues amérindiennes, les ouvrages proposés concernent dans leur grande majorité le kalina. Aucun document ne concerne l’apalaï, qui ne fait pas partie des six langues amérindiennes de Guyane (arawak, kali’na, palikur, teko, wayampi, wayana) reconnues comme langues de France par la Délégation générale à la langue française et aux langues de France.

« Les langues wayana et apalaï sont parlées en Guyane, au Suriname et au Brésil par pas plus de 2200 individus » décrit Eliane Camargo, qui visite régulièrement les villages amérindiens du Haut-Maroni et du Parou au Brésil. « En Guyane, l’apalaï est menacé, il n’est plus parlé que par une cinquantaine de personnes. Côté Brésil, c’est l’apalaï qui est plus parlé mais le wayana est lui menacé. » Elle précise qu’au Brésil, l’apalaï est enseigné à l’école, alors qu’en Guyane, c’est le wayana qui est reconnu.

Gâchis

Dans les salons de la Maison de l’Amérique latine à Paris, on se réjouit de cette initiative éditoriale présentée lors d’une conférence organisée par l’association Lupuna (association culturelle de promotion des sociétés traditionnelles du Pérou et de l’Amazonie péruvienne) et l’association IPE (pour le dialogue interculturel) sur le thème de « la disparition des langues minoritaires de Guyane » un soir de mars 2016. Pourtant, on ne peut que souligner l’incongruité de cette démarche inachevée.

Virginie Kremp, spécialiste de l’édition multilingue, insiste sur la nécessité pour les enfants de prendre appui sur leur langue maternelle pour apprendre. Amparo Ibanez, ancienne enseignante à l’initiative des abécédaires trilingues, a enseigné pendant huit ans en Guyane, dont six à l’école d’Antecume Pata sur le Haut-Maroni. Elle porte un regard amer sur l’école française en pays amérindien. « Pour moi, l’école en Guyane, comme dans toutes les colonies françaises, c’est la mort de ces sociétés-là. Si l’école doit exister, cela doit être un plus, pas un moins. Quand on retire les enfants pendant 6h aux familles, ils ne font pas les apprentissages qu’ils devraient faire. Alors quand en plus l’école échoue à transmettre la langue française… » Elle évoque la « schizophrénie de certains enseignants » face à ce constat. Elle qui a arrêté d’enseigner, aimerait que les langues et cultures amérindiennes « fassent aussi partie du fond culturel de l’école française ».

A l’heure actuelle, 150 exemplaires des ouvrages en question ont été envoyés à Maripasoula par colis « à des connaissances » commente Eliane Camargo, afin d’être distribués au petit bonheur la chance. Les autres ouvrages sont toujours en Suisse. Les esprits sarcastiques pourront ironiser qu’après tout, les livres s’y abîment moins vite qu’en Guyane…

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3 commentaires

  • Je connais une association qui a édité des documents bilingues businengue – français. Elle intervenanit dans les écoles et laissait les documents aux enseignants ravis d’avoir enfin un support bilingue. Mais le Rectorat s’en est mêlé et a interdit la diffusion des documents.
    Tous les chercheurs le disent : il y a une très mauvaise qualité de l’enseignement sur le fleuve, par manque de préparation spécifique des enseignants et par manque d’outil. C’est mensonge de dire qu’il y a assez d’outils : et en français, les enseignants peuvent utiliser des sources varies (romans, articles, …), pas toujours validées par le Rectorat. Pourquoi pas en langue maternelle ? Quel intérêt le Rectorat a-t’il à bloquer ? C’est contre-productif et méprisant.

  • Desijose

    Pourquoi ? Mais parce que le rectorat, c’est l’éducation nationale et que chacun sait bien qu’il n’y a que ce milieu qui soit apte à dire ce qui est bon ou pas pour les pauvres ignorants que nous sommes. Il suffit d’observer le visage suffisant que certains abordent, et à tous les niveaux de l’enseignement .Eux seuls savent voyons….
    Pour une fois que des personnes ont de l’imagination pour pouvoir aider des personnes à la lecture, à la compréhension et à l’intégration d’une façon simple et compréhensible par tous, on leur casse les pattes, elles ne font pas partie de la sainte académie, leur travail ne peut donc qu’être rejeté, au mieux ignoré.
    Pourtant l’éducation nationale a tout intérêt à profiter de ces initiatives. Quand on constate la pauvreté de leur réussite en général, et que ce soit ici ou en métropole, elle ferait bien de faire profil bas et d’être un peu moins prétentieuse. Tout le monde y gagnerait

  • libre

    Edifiant. Peut-être y a t-il eu un manque de coordination au moment de l’élaboration (le rectorat aurait pu être associé en amont, c’est toujours plus pratique d’y penser avant), mais enfin, les livres sont là, ils existent bel et bien, et sont le résultat d’un travail mené sur place, au plus près des besoins. C’est quand même une aberration de ne pas les faire acheminer jusqu’à ceux qui en ont le plus besoin : les enfants, et leurs enseignants. Apparemment, il y a eu une subvention régionale, peut-être que la CTG pourrait aller jusqu’au bout et prendre en charge l’acheminement…

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