Cela aura été l’un des coups de tonnerre de ce samedi 1er avril, à tel point que nous n’avons pas exclu, dans un premier temps, un bidonnage ou un poisson.
Le Cnes (Centre national d’études spatiales) a en efffet adressé, samedi, avant la mi-journée un communiqué dans lequel il a révélé avoir expressément demandé à Eiffage de plier les gaules (voir ce communiqué en lien).
Plus exactement, le Cnes y demande au 3ème major français du BTP de renvoyer vers l’Hexagone, trois « camions toupies béton spécialement adaptés aux exigences du chantier » d’Ariane 6 qu’Eiffage avait fait venir en Guyane et qui sont bloqués, depuis le 20 mars, au port de Degrad des Cannes par des transporteurs soucieux d’avoir leur part du gâteau.
Une décision du Cnes qui vise donc de fait à donner un peu plus de travail aux transporteurs guyanais qui n’auraient pourtant pas des camions aussi performants pour répondre à « un chantier au calendrier ambitieux», rappelle le communiqué.
Une telle décision est tout sauf banale et démontre, s’il le fallait, la hauteur des enjeux pour le spatial et sa volonté de sortir de cette crise au plus vite si possible et par le haut.
Dès lors, nous avons voulu en savoir un peu plus auprès de la direction du Cnes/CSG (Centre spatial guyanais)
Son directeur, Didier Faivre, a accepté de nous répondre, samedi en fin d’après-midi
Il nous apprend notamment, qu’à la reprise des activités au CSG, et ce pour des raisons techniques, il faudra attendre encore au moins 10 jours avant de voir décoller Ariane, clouée au hangar depuis le 20 mars, soit à la veille du lancement prévu.
Après deux semaines de blocage, la fusée accuse donc déjà un retard consommé de 24 jours minimum.
Un entretien de fond sur le conflit et ses enjeux bien au-delà du demi-tour des camions toupies.
Guyaweb : Concernant ces camions-toupies, la volonté affichée du Cnes suffit-elle à provoquer leur retour dans l’Hexagone ou Eiffage doit-il encore l’accepter ?
Didier Faivre : Je pense que le communiqué de presse est explicite. On a demandé à Eiffage que les camions repartent, dans l’attente ils sont consignés. Ils ne nous appartiennent pas bien sûr mais je pense que le message est clair et qu’il a été compris par les transporteurs. (« Afin d’apaiser les tensions générées auprès des transporteurs de Guyane par l’arrivée de ces trois camions toupies, le CNES a demandé à Eiffage de placer immédiatement ces trois camions toupies en quarantaine au port de Cayenne et de prévoir leur retour dès que possible dans l’Hexagone », conclut le communiqué, ndlr).
Le retour à l’envoyeur de ces camions-toupies est-il d’ores et déjà programmé tel jour à telle heure ?
Je ne suis ni le propriétaire ni le responsable des bateaux. Le message est extrêmement clair : ces bateaux étaient là pour ces camions-toupies d’Eiffage. Cela a créé une difficulté, on en a pris conscience. Il y a eu une proposition d’Eiffage pour que ces camions restent en Guyane, ça n’a pas marché donc ils repartent (Eiffage avait proposé de faire opérer les camions toupies par des sociétés guyanaises selon le Cnes, ndlr)
Quelle est la solution de rechange désormais pour le chantier Ariane 6 ?
Eiffage a passé, je pense, un appel d’offres à l’intention des transporteurs guyanais qui ont des équipements.
Des camions-toupies tels ceux qu’amenait Eiffage, il n’y en a pas semble-t-il en Guyane…
Il sera fait appel aux transporteurs guyanais qui ont certes des camions moins adaptés mais qui peuvent répondre aux appels d’offre.
Le fond de cette décision du Cnes, c’est clairement un signe que vous lâchez du lest vis à vis des transporteurs protestataires afin d’essayer de provoquer l’apaisement dans un conflit qui dure depuis deux semaines.
Il y a un conflit. Des solutions sont mises sur la table. Il y a une partie du conflit qui concerne le spatial. Le Cnes qui est concerné nécessairement apporte sa contribution à la solution.
Il n’y aura aucun lancement tant que l’accès sera fermé.
Il y a une dizaine de jours, vous avez déclaré sur Guyane 1ère que la fusée ne partirait pas sur fond de crise sociale, êtes-vous toujours du même avis ?
Je ne change pas d’avis. On ne va pas lancer dans ces conditions. D’abord on n’a pas d’accès, la base est fermée. Donc il n’y aura aucun lancement tant que l’accès sera fermé.
Je me souviens, il y a plusieurs années, d’un lancement sur fond de crise sociale, certes de bien moindre importance, durant laquelle les gens étaient amenés en hélicoptère au CSG. Cette fois vous n’avez clairement pas choisi l’épreuve de force…
Vous m’avez entendu.
Ce n’est pas le spatial qui va permettre de résoudre tous les problèmes de développement de la Guyane sur un territoire entouré de pays qui n’obéissent pas du tout aux mêmes règles de développement.
Ce mouvement sans précédent sur un territoire qui accuse un retard notamment structurel dans de nombreux domaines je pense par exemple à la santé, un territoire où l’on connaît de gros problèmes d’insécurité, tout cela ne va-t-il pas provoquer, au delà même des réponses à apporter pour dénouer ce conflit, un certain nombre de points à mettre sur la table pour essayer d’aboutir à une Guyane plus apaisée sur le long terme ?
Vous m’avez entendu deux ou trois fois sur les ondes et je vais répéter la même chose. Le CSG est venu ici pour travailler. Ce n’est pas une base de passage. Le CSG emploie 1700 personnes (1) qui vivent en permanence en Guyane et qui travaillent sur la base. Je pense et j’espère ne pas avoir tort, que c’est bon pour la Guyane, d’avoir cette base spatiale. Ca ne résoud pas tout, ça ne résoud pas le développement économique, ça ne résoud pas la santé, ça ne résoud pas l’immigration, l’insécurité, mais nous avons une communauté de destin. Nous sommes ici depuis une cinquantaine d’années. Maintenant ce n’est pas le spatial qui va permettre de résoudre tous les problèmes de développement de la Guyane sur un territoire entouré de pays qui n’obéissent pas du tout aux mêmes règles de développement. On est un acteur, certainement pas l’acteur majeur. Quand j’entends les gens sur les barrages, les gens qui s’expriment sont fiers d’avoir une base spatiale en Guyane. Et nous, nous sommes heureux ici et tout ça fonctionne. Et le spatial est prêt à prendre sa part du développement bien sûr.
Ce que j’entends, pour ma part, sur les barrages, c’est que des citoyens ne comprennent toujours pas et c’est même le leitmotiv de certains porte-paroles des protestataires, que le spatial soit exonéré de taxes…
L’agence spatiale européenne (ESA) est exemptée de taxes parce que c’est une organisation internationale et le CNES, en tant qu’établissement public de recherche, bénéficie de certaines exonérations également. Ce qu’on oublie de dire, c’est que le spatial aujourd’hui n’est pas bénéficiaire. Arianespace (la société qui commercialise les lancements, ndlr) ne fait pas des bénéfices donc le spatial ne reverse pas des bénéfices aux actionnaires des entreprises du spatial. C’est une activité de nature stratégique qui est soutenue par le public.
C’est largement soutenu par des Etats membres de l’Union européenne…
De l’Union européenne et par la France au premier rang. On peut aussi faire la balance avec ce que le spatial laisse en Guyane, c’est à dire de l’emploi, de l’activité économique. Le spatial tire quand même quelque peu la machine économique, on ne peut pas le contester. Globalement, les entreprises du spatial fonctionnent avec les grands donneurs d’ordre. Le Cnes est un établissement public et Arianespace ne fait pas de bénéfice. Donc, c’est une activité subventionnée par l’Etat, largement financée par les contribuables français.
Maintenant, il y a des débats sur ce sujet, sur le foncier, sur l’octroi de mer, c’est vrai, dont l’agence spatiale européenne est exemptée. J’ai lu sur la loi Bareigts (loi sur l’égalité réelle, ndlr) qu’il y a une demande d’examiner la fiscalité. A la fin, c’est le débat entre les budgets publics, les budgets de l’Etat et même l’Etat d’ailleurs et la base spatiale. C’est plutôt une question de nature du tuyau qu’une réalité qui serait -comment dire- inéquitable, puisque le spatial ne produit pas d’argent. Donc on a du mal à payer des impôts quand on ne produit pas d’argent.
Qu’entendez-vous par cette question de nature du tuyau à définir ?
C’est une expression d’ingénieur. Si le spatial payait un impôt vers la Guyane, ce serait avec l’argent public puisque le spatial est financé par le public. Donc il faut se demander quelle est la manière la plus efficace de répondre : est-ce que c’est, donner de l’argent au spatial qui paye un impôt ou donner de l’argent directement ? Le spatial paierait dès lors des impôts versus une contribution directe des Etats vers la Guyane.
Jusqu’à aujourd’hui, si le Cnes en particulier échappe à l’impôt ou à une taxe professionnelle, c’est, en terme de législation, au regard d’un certain domaine d’activité qui lui a été reconnu…
Il y a deux choses : il y a premièrement l’agence spatiale européenne qui est exemptée en tant qu’organisme international, l’ESA étant aussi une agence publique. Et deuxièmement le Cnes en tant qu’établissement public de recherche. Par contre Arianespace paye ses impôts, concernant ses activités commerciales, c’est une boîte privée.
Quelle taxe foncière le Cnes paye-t-il ?
On paye une taxe foncière sur le bâti. On paye des impôts conformément à la loi.
Le Cnes n’ayant pas d’activité commerciale, il n’est pas assujetti à l’impôt sur les sociétés
De quelle taxe ou impôt êtes-vous exonéré au Cnes ?
Le Cnes n’ayant pas d’activité commerciale, il n’est pas assujetti à l’impôt sur les sociétés (…) Dans tous les cas à la fin, c’est de l’argent public. Il n’y a pas enrichissement d’une entreprise ou d’individus via cette exemption.
Le Cnes est assujetti à la TVA en France, à l’octroi de mer en Guyane. Et l’agence spatiale européenne qui est propriétaire de pas mal d’installations au CSG n’est pas assujettie aux taxes.
L’Antonov qui était depuis plus d’une semaine sur le tarmac de l’aéroport avec un satellite 100% électrique d’Eutelsat bloqué par le conflit social est reparti mercredi ou jeudi avec son satellite, combien ça coûte un tel aller-retour ?
Je ne sais pas précisément. Je pense que c’est plusieurs dizaines de milliers d’euros.
Et qui paye ?
L’Antonov a été affrêté par Eutelsat. Après c’est une discussion entre Eutelsat et Arianespace. Les frais variables au cours d’une campagne sont à la charge du client ou d’Arianespace.
Le site de La Tribune vient d’indiquer que la préfecture avait déconseillé à Eutelsat de faire partir ce satellite le 20 mars au premier jour du conflit social…
Oui, il avait été déconseillé à Eutelsat d’envoyer ce satellite.
Comment voyez-vous l’avenir à court terme des activités spatiales à Kourou ?
On reprendra le travail dès que la situation le permettra et on sera alors à une dizaine de jours du prochain lancement. Toutes nos installtions ont été maintenues en sécurité, on n’a eu aucun problème à l’intérieur de la base. Les personnes d’astreinte n’ont déploré aucun incident donc il n’y a a pas eu de dégradation de l’outill de travail. Donc, lorsque l’on pourra recommencer à travailler, nous serons à une dizaine de jours du lancement. Evidemment, pendant ces deux semaines on n’a peut-être pas fait tout ce qu’il fallait faire en terme de maintenance donc il y aura un rattrapage à faire mais je le répète, la base est en sécurité, il n’y a eu aucun souci ces 15 derniers jours.
Il y a des activités sur le lanceur qui ont une durée de vie limitée. En particulier, la pré-lubrification du moteur.
Pourquoi, à partir de la reprise des activités sur le centre spatial, faudra-t-il attendre une dizaine de jours avant le lancement initialement prévu le lendemain du début du mouvement social ?
C’est la séquence normale. On était à J-1 du départ (au premier jour du barrage rond point Carapa le 20 mars, ndlr). Mais techniquement il y a des activités sur le lanceur qui ont une durée de vie limitée. En particulier, la pré-lubrification du moteur. Au bout d’un certain temps, cette pré-lubrification, il faut la refaire. Il n’y a pas eu de dégradation de la situation mais à partir du moment où cette opération de pré-lubrification a été faite, il faut lancer la fusée dans la vingtaine de jours qui suit. Or, on a dépassé cette date. Il faudra donc de nouveau accéder au lanceur pour effectuer cette manipulation. Ce qui nous ramène une dizaine de jours avant le lancement.
Comment perçoit-on au niveau européen, ces problèmes et cette image d’instabilité de la Guyane qui éclatent au grand jour ?
(Il prend un temps de réflexion avant de répondre…) J’ai travaillé au sein de l’agence spatiale européenne jusqu’en avril 2016 donc je reçois des coups de téléphone de tout le monde. Au niveau de l’Europe, les gens savent que la Guyane est une région ultra-périphérique avec un niveau de développement qui n’est pas comparable à celui des territoires européens. Il faut régler le problème parce que la Guyane est un atout pour l’Europe en tant que porte d’accès à l’espace. La Guyane est un endroit quasi ideal pour lancer des fusées (eu égard à sa proximité avec l’équateur, l’attraction terrestre y est moindre, ndlr). Et c’est aussi un atout pour la Guyane d’avoir une base spatiale qui contribue à son développement qui ne serait peut-être pas équivalent sans le spatial. Une base spatiale en Guyane c’est gagnant-gagnant, enfin j’espère…
Propos recueillis par Frédéric Farine
(1) Correction apportée le 2 avril : il y a 1700 employés permanents sur la base spatiale selon le Cnes.
2 commentaires
Bel article de fond.
Espérons que M. Faivre trouvera la clé de la clôture de sécurité avant mardi 9h, j’ai l’impression que la base est désignée coupable de tous les maux de Guyane par tous ceux qui n’ont pas de miroir dans leur salle de bain depuis longtemps.